Françoise Vergès, chargée de mission à la Maison des civilisations

"Il faut sortir de l'invective"

  • Publié le 26 avril 2010 à 13:40

Consulting professor à l'université de Londres (Grande-Bretagne), présidente du comité pour la mémoire de l'esclavage et chargée de mission scientifique et culturel de la Maison des civilisations et de l'unité réunionnaise, Françoise Vergès, fille de Paul Vergès, a été au centre de la controverse lors des dernières régionales. Si elle regrette de ne pas avoir eu "la liberté de parole" nécessaire pour défendre la MCUR, elle dit aussi qu'il faut maintenant sortir de l'invective" si on ne veut pas qu'une "étincelle fasse tout exploser". Elle est consciente que sa "famille est stigmatisée" et dit y être habituée. Elle ne croit pas à la mort de la Maison des civilisations car dit-elle "une idée ne meurt jamais". Entretien.

* La Maison des civilisations et de l'unité réunionnaise est morte. Cela vous attriste?

- Je suis une chercheuse et le monde de la recherche a l'habitude des revers de toute nature. Donc non je ne suis pas attristée. Je le suis d'autant moins que la Maison des civilisations n'est pas morte. On ne tue pas un travail scientifique, on ne tue pas une idée. Le travail accompli depuis 6 ans ne peut pas disparaître. La formule la plus juste serait de dire "la Région se retire du projet". Ce n'est pas pour autant qu'il s'arrêtera. La Réunion, l'Histoire de La Réunion méritent un lieu comme la Maison des civilisations.

* Les opposants de la Maison des civilisations ont toujours affirmé qu'il s'agissait d'un projet fantôme, d'une coquille vide ou tout juste "peuplé" d'emplois fictifs...

- 8 000 images ont été identifiées pour servir au parcours muséographique. 1 300 fiches de recherches sur les itinéraires des esclaves et des engagés ont été établies. Une bibliothèque quasiment unique dans tout l'océan Indien, puisqu'elle rassemble des livres en français et en anglais, était en cours de constitution. Des contacts ont été pris avec des scientifiques et des chercheurs du monde entier. Des conférences, des stages pour différents publics, les enseignants par exemple, ont été organisés. Tous les ans, plus de 2 000 enfants participaient aux différentes actions mises en place. Croyez-moi il y avait du travail et beaucoup de travail tous les jours pour les 22 employés de la Maison des civilisations.

* Les détracteurs de la MCUR reprochaient un coût de réalisation qu'ils jugeaient "pharaonique" ainsi que votre salaire qu'ils estimaient autour de 10 000 euros par mois....

- Et pourquoi pas 20 ou 30 000 euros par mois, plus que le Président de la République. C'est grotesque. Quant au coût de réalisation de la MCUR (87 millions, dont 67 millions devaient être financés par la Région - ndlr), il est dans la moyenne des enveloppes financières débloquées pour des projets de même envergure en France métropolitaine. Je pense par exemple au projet de parc Terra botanica d'Angers. Je souligne que la construction du bâtiment qui devait accueillir la structure était évaluée à 38 millions d'euros. Un coût jugé raisonnable lors de la déclaration d'utilité publique. Le reste de l'enveloppe devait servir aux études et aux différents investissements inhérents à ce type de projets.

* Dans la situation économique et social qui est la sienne, La Réunion a-t-elle les moyens de consacrer une telle somme à ce projet?

- D'autres régions en France métropolitaine ont aussi d'importants problèmes économiques, sociaux. Elles investissent pourtant dans la culture et à hauteur du budget réservé à la MCUR. Je sais que La Réunion est le nombril du monde, mais puisque l'on veut être Français, il faut regarder ce qui se fait ailleurs en France et l'on verra que le projet MCUR n'a rien de délirant comparé à cela.

* La Réunion dites-vous a les moyens de réaliser sa Maison des civilisations, mais en a-t-elle vraiment besoin?

- Elle en a besoin. Bien sûr qu'elle en a en besoin. La culture et l'histoire de La Réunion ne se résume pas à "nou lé la , nou koz kréol". La Réunion a une richesse qu'elle ne soupçonne pas. Elle a une histoire extraordinairement formidable. Elle a besoin de se l'approprier. Elle a besoin de se resituer dans son environnement. C'est ainsi qu'elle construira son avenir.

* Sans doute, mais pour répondre à l'urgence sociale, n'aurait-il pas été plus raisonnable d'affecter les crédits de la MCUR à la construction de logement?

- C'est un argument de propagande utilisé par les adversaires du projet tout au long de la campagne pour les régionales. Mais enfin pourquoi faudrait-il la Maison des civilisations ou les logements. Il faut la MCUR, les logements, mais aussi des écoles, des terrains de sports, des cinémas des transports. Tout doit se construire à la fois, même s'il faut établir des programmes. En tout cas la culture ne peut pas passer au dernier plan.

* Justement, vos détracteurs font à peu près le même reproche en accusant la majorité régionale sortante d'avoir voulu enfermer la culture et l'histoire dans un musée...

- Alors il faut détruire tous les musées du monde... C'est ridicule. En quoi le musée du Quai Branly à Paris enferme les cultures d'Afrique, d'Asie, ou d'Océanie. En quoi le centre Beaubourg à Paris enferme l'art contemporain? Si partout dans le monde on a besoin de lieu de culture cela ne relève quand même pas de la folie collective.

* Si la MCUR est un projet aussi important, comment expliquez-vous qu'il ait soulevé une telle controverse?

- Il faut reconnaître que le maître d'ouvrage du projet (le conseil régional - ndlr) a sous estimé le fait que les adversaires du projet allaient utiliser tous les moyens pour diaboliser la MCUR. Il y a eu les blogs, les courriers de lecteurs, les interventions à la radio. Le ton était toujours violent. L'invective était constante sur "la fille Vergès", "le salaire de la fille Vergès", "les emplois fictifs", "la coquille vide". Dans toute cette hargne, je parlerais même de haine, le message essentiel de la MCUR a été inaudible. Il aurait fallu être plus offensif et ne pas se contenter d'une position défensive.

* La controverse a pris naissance plus d'un an avant les régionales. Pourquoi ne pas avoir réagi, pourquoi avoir attendu après les élections pour dire clairement le travail effectué par la MCUR ?

- Lorsque l'invective se déchainait, j'ai souvent regretté de ne pas avoir une liberté de parole totale. La MCUR dépendait d'une collectivité et j'avais un devoir de réserve à observer. J'ai vu la hargne monter en puissance. Je me suis aussi rendue compte qu'il y avait un réel défaut de visibilité. Nous étions face à des adversaires qui déformaient systématiquement tout ce que l'on pouvait dire ou faire pour alimenter la polémique. Face à cela, à mon sens, on ne pouvait pas simplement se contenter de dire "regardez, ce que je fais c'est bien", même si ces appréciations positives remontaient du terrain. Encore une fois, je dis qu'il aurait fallu être plus offensif. Mais en tant que structure dépendant d'une collectivité, il y a eu des lourdeurs administratives que nous, équipe de la MCUR, nous n'avons pas réussi à soulever.

* Vous parlez d'invective, de hargne, de haine. Pourquoi une telle violence selon vous?

- Il y a à La Réunion un courant très réactionnaire et xénophobe. Le fait est d'ailleurs historique. La Réunion est la seule colonie qui en 1794 a refusé d'appliquer l'abolition de l'esclavage, attendant jusqu'à 1848 pour le faire. À cela s'ajoute des petits groupes venus de métropole. Parmi eux se trouvent par exemple les défenseurs de la théorie parlant des bienfaits de la colonisation. Ceux là sont parvenus à faire voter une loi en ce sens même si elle a ensuite été abrogée. La Réunion n'est pas à l'abri de ces courants. Il y a ici des gens qui ont peur de la diversité, peur de voir apparaître une histoire autre que celle de l'Europe. Si sociologiquement on ne tient pas compte de ces courants, on ne peut pas comprendre la violence qu'ils sont capables de déchainer par tous les moyens à leur disposition sans qu'il soit possible de discuter avec eux.
-
* Cet situation vous inquiète?

- Je dirais qu'il faut tout faire pour sortir de l'invective, de l'insulte. Quelles que soient nos idées nous devrions être capable de discuter sans insulter l'autre. Cette dérive est effectivement inquiétante car elle ouvre une boîte de Pandore qu'il sera ensuite extrêmement difficile de refermer. Aujourd'hui l'invective est contre moi. On dit "il faut foutre dehors la fille Vergès". Demain on dira "dehors les Zorey" ou "dehors les Comoriens". C'est d'ailleurs déjà le cas. C'est dangereux. On ne peut pas désigner comme ça des gens à la vindicte populaire. Dans un pays où tout le monde est tout le temps énervé - on le voit sur les routes de l'île par exemple -, il ne faut pas prendre à la légère la montée de ce ton hystérique. Il faut se rendre compte que dans ce type de situation, une simple étincelle suffira pour tout faire exploser.

* Depuis plusieurs mois votre famille est au centre de toutes ces critiques, de toutes ces invectives. Comment vivez vous cela?

- Il y a eu effectivement une vraie stigmatisation de la famille Vergès. Pour certain si l'on s'appelle Vergès il est interdit de faire quoi que ce soit. On ne vous défendra pas, on vous descendra. Pour ces personnes nous sommes des personnages abominables. Mon grand-père, le docteur Raymond Vergès, a été le premier à connaître cette situation. Mon frère Laurent a été stigmatisé de la même manière avant de brusquement devenir quelqu'un de formidable à sa mort... Je ne vis pas cette situation d'une manière particulière. Elle relève pour moi du climat d'invective dont je parlais tout à l'heure.

* Vous croyez toujours au projet Maison des civilisations, il est question qu'il soit maintenant porté par un certain nombre de communes.

- Je vous l'ai dit, une idée ne meurt jamais.
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